Jean-Luc Nancy avait déjà survécu à l’inimaginable. Durant des décennies, il a eu à porter, c’est-à-dire à importer et supporter dans sa chair, le cœur d’un autre, celui de sa naissance s’étant révélé hors d’usage. Je ne connais pas d’autre philosophe qui ait subi l’épreuve d’une transplantation cardiaque. Je ne connais pas non plus d’événement plus incommensurable sur le plan de l’intime, du plus vivant et du plus secret dans le vivant. Mais justement, c’est à Jean-Luc Nancy que vont si bien les vers de Hölderlin : Qui a pensé le plus profond aime le plus vivant. Mais comment relier l’événement de la survie à celui de la mort, puisque Jean-Luc Nancy, aujourd’hui, nous a brutalement quitté. Le cœur de qui s’est-il arrêté de battre ? Ce cœur qui fut soudain le sien, était-il bien celui d’un autre s’il devint aussi naturellement le sien ? Qui ou quoi est à qui et à quoi ? Si le cœur a ses raisons, le corps, lui, a ses rythmes, et ces rythmes, seul un langage d’une vigilance extrême, un langage prodigieusement « à l’écoute » (c’est le titre d’un de ses livres), micro-sensible, macrosismique, peut réussir à faire écho à leurs battements. C’est cette réussite-là qui est à mettre au crédit de Jean-Luc Nancy ; nous héritons de son idiome subtil, de son attention singulièrement plurielle et généreuse, de son toucher comme de son tact, pour voler au secours de la fragilité du monde. Car cette fragilité du monde est précisément le plan sur lequel sa pensée nous invite à nous tenir si nous voulons faire et bien faire notre métier d’homme, qui n’est cependant pas de le penser seulement mais de le protéger, d’y prendre garde et de le sauvegarder. Rares sont les philosophes qui, en les lisant, m’ont donné à sentir, je veux dire à ressentir physiquement, combien le concept qu’ils ont la mission d’élaborer se doit d’être avant tout scrupuleux. D’un scrupule qui n’est pas que méthodique, qui est éthique jusque dans ses effets. Qu’est-ce que naître, dormir, mourir ? Qu’est-ce que désirer, jouir, aimer ? Qu’est-ce que créer ? Qu’est-ce que la liberté a à nous donner, et de quoi nous prive-t-elle en même temps ? Voilà quelques-unes des questions cruciales auxquelles il s’est confronté, et c’est peu dire que ses réponses ont éclairé d’un jour nouveau la subjectivité humaine à une époque où cette subjectivité croulait sous les avis de décès. Il suffit de lire L’Intrus, un des plus beaux livres de philosophie contemporaine, pour se rendre compte que son regard philosophique se porte toujours là où l’universel rencontre le singulier, là où l’ineffable se rallie le logos. Pour plagier Freud, disant de son concept de la pulsion qu’il est un concept-limite entre le psychique et le somatique, je dirais que tous les concepts de Nancy sont des concepts-limite entre le transcendantal et l’empirique ; qu’ils participent des deux en les faisant se replier l’un sur l’autre. Telle est son intelligence du réel : une intelligence expérientielle du monde. The replica rolex watches are popular in France.Tous ceux qui, comme moi, s’interrogent sur ce que peuvent signifier des mots à fort coefficient conceptuel comme « soi », « cœur », « vie », « corps », « sens » ; tous ceux, aussi, qui n’ont jamais réussi à dissocier l’exercice de la pensée de l’expérience de la liberté ; tous ceux, enfin, qui luttent pour donner sens au sens en faisant dépendre la courbure de l’horizon du monde de la gravité de la langue, tous ceux-là savent ce qu’ils doivent à Jean-Luc Nancy : un infini remerciement.