PRÉSENTATION
Revenons au point de départ. Chacun de nous a un livre secret. C’est un livre chéri. Il n’est pas beau. Pas grand. Pas si bien écrit. On s’en fiche. Car il est la bonté même pour nous. L’ami absolu. Il promet et il tient ce qu’il promet. Nous l’oublions mais il ne nous oublie jamais. Il sait tout de nous mais il ne sait pas qu’il sait. Si on avait demandé à Freud de nommer son livre (à) secret, il n’aurait pas hésité : c’eût été
Le livre de la Jungle. Celui que Proust aima par-dessus tout, ce fut
Le Capitaine Fracasse. Proust aurait pu lire le livre qui me fait pleurer. Moi-même je ne le lis jamais : je le rêve. Je le revis. Ce livre auquel vous me voyez penser depuis tout à l’heure, comme si je voyais ses deux personnages, assis dans le coin de la salle, se tenir doucement la main, ce livre aux pouvoirs presque surnaturels, sans doute son titre vous paraîtra-t-il aussi étranger qu’à moi la personne du Capitaine Fracasse, son nom bruyant :
Peter Ibbetson. J’y tiens comme à la prunelle de mes yeux, comme je tiens à ce qui est la condition, la loi, la grâce, de toute ma vie :
le don de rêver vrai, à travers les barreaux de la prison. Ce livre n’est-il pas pour moi une sorte de
Fortune-telling book ? Je n’y pense jamais. Ce
Peter a une sœur jumelle. C’est la
Gradiva. Les deux livres sont nés à distance et en même temps, chacun dans une langue différente. D’une télépathie non diagnostiquée peut-être ? Ils racontent la même histoire. Il s’agit de mort et de résurrection. L’auteur ? tantôt il s’appelle George du Maurier, tantôt il s’appelle Wilhelm Jensen. L’auteur a le même coup de génie. Le coup est si fort qu’il ne peut avoir lieu qu’une fois. Comme pour l’apocalypse. L’illumination n’a lieu qu’une fois. Si bien qu’on peut dire qu’il n’y a plus d’auteur.
Le Livre de la Révélation est dicté par un acte télépathique. « L’auteur » aura été le médium d’une manifestation des forces surnaturelles. Les deux auteurs en question sont de vrais conducteurs de ces phénomènes foudroyants. Toute la vérité irradiante est rassemblée dans le destin d’une seule âme merveilleuse à deux corps : Peter et sa Tour, la Duchesse de Towers. Regardez. D’une seconde à l’autre, nos héros sont précipités pour toujours
dans le même espace psychique. Que se passe-t-il ? Lors du heurt initial, il y a transfert du siège de la vie au lieu de l’autre. Cela peut se comparer à une
gémellité postnatale. Chacun fait la vie de l’autre. Le premier qui meurt tue l’autre par télépathie.
Peter Ibbetson me dit quelque chose Est-ce un livre ? Qu’est-ce qu’un livre ? Que fais-je à m’enfermer avec lui dans un tête-à-tête fiévreux dont je ne puis m’arracher ? Dix fois je me lève. Je reviens au livre, je suis convoquée, retenue par les forces mystérieuses de la Lecture. J’entends son murmure de sirène :
Revenons au point de départ, allons, viens avec moi. Et c’est cela que je veux par-dessus tout : qu’un livre fasse rêve et me ramène aux enfances. Lire, n’est-ce pas, ce n’est que ça : revenir à soi dans la préhistoire, aux temps légendaires où nous faisions à quatre pattes et huit télépathes les tours du monde pour voir par où il s’ouvre. Comme toujours pour ces expéditions, le voyageur doit pouvoir disposer dans le livre de ces objets magiques primitifs qui lui permettront d’établir les liaisons radio avec les temps légendaires. À commencer pour moi par :
une Grille. Et aussi :
un jardin. L’un gardant l’autre. Il y a un enfant. Nous sommes dans son regard intemporel. Lorsqu’un jour je le saurai, lorsque je reconnaîtrai mon jardin, je me demanderai comment le jardin de Peter Ibbetson à Auteuil aura pu, à distance dans le temps et dans l’espace, être la préfigure éblouissante du Jardin du Cercle Militaire, à Oran.
Peter Ibbetson, dis-tu. Lequel ? Le livre ? Le film ? Ou bien le prisonnier ou l’évadé ? Car il y a deux
Peter Ibbetson qui font philippine à distance, l’un étant le rêvant, l’autre le rêvé, l’un revenant de l’autre, à l’autre. Il se trouve que
Peter Ibbetson le premier, celui qui me mit en larmes, avec lequel je me retrouvai derrière les premiers barreaux, aura été
Peter Ibbetson le film. C’était le plus beau film du monde. Ce film de Henry Hathaway n’était pas un film, je tiens à le préciser. C’est une Révélation. Les vrais auteurs de ce Rêve filmé en état de rêve, ce sont les Inventeurs adorables du
Rêver Vrai, les Grands Rêvés qui se nomment quelquefois Peter et Mary, mais pas toujours. Comme tous les invités des rêves ils sont à nom et figure transfiguréels : parfois Gogo, Mimsey, Gary Cooper, eux-mêmes s’y trompent, se méconnaissent, tremblent d’émotion, ce qui leur permet de goûter au bonheur douloureux du double amour. De l’amour double. Sous les noms d’emprunt, sous les corps nouveaux qui les égarent, sous les frondaisons dont l’aspect français voile la fabuleuse forêt du
Songe d’une Nuit d’Été, ils sont soumis aux lois de l’attraction étrange. L’éternelle enfance qui joue en eux sur les ruines des noms déjoue les Prisons et les Tours du temps perdu… Il est temps que je revienne à mon sujet : il s’agit de
Philippine. Ou Philippines. Maintenant je vais vous dire le secret de
Philippine : c’est une amande avec un a. C’est une amande à deux amandes. L’une des deux amandes est frappée d’une amende. Il s’ensuit que l’autre aussi est frappée. C’est un jeu d’amandes. Un double jeu. Qu’est-ce qu’il y a dans Amande ? Il y a un double charme d’âme qui mande deux personnes à ne pas s’oublier, à s’appeler du même nom, à se précéder, à se faire écho, à se dissocier, à se réfléchir. Comme si elles se mettaient à l’amande mutuellement à l’amende. D’amande en amande l’amande s’enchâsse, se promet, se dérobe, reçoit, fruit emblématique de l’hospitalité, Mandorla pour la Vierge à l’enfant, hôte et hôtesse, passive et active, chaste et promise à être épluchée, comme je le fais en ce moment en ouvrant l’enveloppe de ses noms. Philippine est l’amande androgyne. Elle pense toujours à l’amour.
Revenons à la grille du premier jardin : nous sommes toujours de
l’autre côté des barreaux. Regardez de l’autre côté. Vous voyez ? ô ce visage illuminé de PeteR IbbetSON ? Sommes-nous dans la même PRISON ? Sommes-nous dehors ?
H.C.