PRÉSENTATION
Le Rêve d’un Prisonnier est accroché dans la galerie des « Rêves d’Enfants ».
Le 1er mai 2008 je montre à ma mère une reproduction de ce tableau de Moritz von Schwind, dont Freud a montré en 1916 à son public une reproduction afin d’illustrer sa conférence sur les Kindertraüme.
Selon Freud, le
Rêve d’un Prisonnier ne peut avoir d’autre contenu que l’évasion. Ce jour-là Freud ne dit pas à son public qu’il pense que « tout Rêveur est un prisonnier qui s’évade ». Il s’agit de Rêvasion.
– Cette imagination schwindienne, dit Freud, est gardée dans la galerie Schack à Münich, elle existe donc en réalité, sous les verrous.
– Moi, je vois quelqu’un qui va là-haut avec un bébé, dit ma mère. Qu’est-ce qui est accroché là ? dit ma mère. Devant le mur, sous le grillage ? On dirait une femme ; à moins que ce soit un chien ; qui est une femme. Et celui qui est en bas, il rêve ça, peut-être ?
– Ce qui est joli, dit Freud, c’est que le rêve d’un prisonnier ne peut avoir rien d’autre que l’évasion pour contenu.
– Et qu’est-ce qu’il y a au fond ? dit ma mère. On ne voit pas très bien. Sa femme peut-être ?
– Ce qui est joli, dit Freud, c’est que l’évasion doit s’accomplir par la fenêtre et non par la porte, car c’est par la fenêtre que s’est introduite l’excitation lumineuse qui met fin au sommeil du Prisonnier.
– Ça je ne comprends pas, dit ma mère. Il y a un bébé qui grimpe ici, au grillage du fond, vous voyez ? dit ma mère. On dirait, en bas, il y a un animal à moins que ce soit une femme. C’est son rêve probablement. Plein d’enfants. Tous ces rêves : ce sont ses enfants.
– Des gnomes, dit Freud, qui s’entassent les uns sur les autres représentent les positions successives qu’il lui faudrait prendre.
– Des bébés, dit ma mère, pour se hisser jusqu’à la hauteur de la fenêtre. Mais oui, continue ma mère, l’œil droit fermé, ça doit être une femme en bas. C’est trop religieux pour moi, puisqu’elle flotte en l’air. On dirait une Maria. Je vois qu’ils sont tous enfermés parce qu’il y a un grillage. Il doit être en prison là ? Où sont mes lunettes ? Ça ne fait aucune différence avec les lunettes. Au fond, qu’est-ce que c’est ? Encore un bébé.
– Si je ne me trompe, dit Freud, si je n’attribue pas à l’artiste des intentions, qui ne sont pas les siennes, alors, le gnome qui est tout en haut, celui qui scie la grille, vous voyez, ce que le prisonnier voudrait faire. Si je ne me trompe le gnome d’en haut est –
– Encore un bébé, dit ma mère.
– Il a les mêmes traits que lui-même.
– Celui qui grimpe tout seul en ne comptant que sur lui-même ?
– L’autre. Celui qui s’est hissé sur les autres.
– Ça ne fait aucune différence, dit ma mère.
Maintenant, dit ma mère, je ne sais pas s’il est en prison ou s’il rêve tout ça. Quand on rêve on ne sait pas qu’on rêve, donc on ne rêve pas. Je remarque, il a une belle chemise avec la manche blanche. Il doit être en prison avec toutes ces grilles. Mais il a un canapé. Il est couché sur quoi ? Sur un manteau rouge ? Il voit tous ces enfants qui sont en train de monter l’un sur l’autre. Ou il est en prison, ou il rêve, si bien qu’il est en prison et il rêve qu’il est en prison ou bien il s’emprisonne tout habillé, si bien qu’il doit être en prison c’est tout, et il rêve. Ou bien c’est la prison qui est dans son rêve. – Comment le savez-vous ? dit Freud – Parce que ce n’est pas vrai : évidemment, dit ma mère, qu’il n’y a pas plein d’enfants qui grimpent les uns sur les autres quand tu es en prison en réalité. Quoique cela puisse arriver. Bien qu’il ait une belle chemise blanche. Il doit être en prison, c’est tout. C’est un homme qui rêve. Voilà son rêve : il y a le soleil qui rentre, et les enfants. Il doit être bien enfermé, le pauvre. Ce Moritz von Schwind, s’il a peint ça, c’est qu’il était lui-même en prison. Peut-être tout le monde était en prison. Toute la famille. Un vrai cauchemar.
Quand j’étais en prison, c’était une période très amusante, on avait de la bonne compagnie, on était bien nourries, grâce à la patronne de la maison de passe. Une femme avait un bébé au sein. Une faisait une fausse couche mais je ne m’en suis pas mêlée.
– C’est comme pour Énée, dit Freud. Pendant sa catabase, il y avait des moments où on pouvait se demander si toute cette histoire n’était pas un songe. Un songe de vérité. Cela voudrait dire que la Vérité est un songe. Et que seul le Rêve est du côté du vrai. Si je ne me trompe, on peut dire que lorsqu’un homme frappe de son épée les formes des animaux effrayants qui sortent des rouleaux de tapis ou lorsqu’il veut embrasser les enfants qui ont la dimension de mon stylo et qui sont enveloppés dans des sachets de papier c’est qu’il ne se rend pas compte de l’état où il se trouve.
– Ça me fait penser que Monsieur Émile, à Oran, tous les messages qu’il recevait des morts à Oran en mai 1916, il les disposait sur des feuilles en un ordre très précis et les laissait toute la nuit enfermés dans son cabinet, dit ma mère.
– Énée, dis-je, pas Émile.
– Le dimanche Monsieur Émile allait dans les prisons. Il y a des gens qui sont en prison, ils ne savent même pas ce qui leur arrive. La prison, c’est l’habitude, dit ma mère.
– On te parle d’Énée, dis-je. Connais-tu Énée ? dis-je. — Énée ? Il me semble que c’est le frère de la femme de Onkel Oskar qui n’est pas mort de faim à Theresienstadt grâce aux sœurs de mon père. Elles l’ont nourri jusqu’à évasion. Dit Ève, ma mère.
Ici je coupe le fil.